Si je devais résumer, je dirais que le PowerBop, c’est un peu l’enfant naturel d’Apple France et de France Télécom, à l’époque la plus compliquée de leurs histoires respectives. Pour planter le décor : nous étions en 1992, France Télécom n’avait perdu son statut d’administration que depuis deux ans, tandis qu’Apple vivait les derniers mois de l’ère Sculley. Chez France Télécom, on s’apprêtait à faire face à la déferlante de la concurrence et au défi de la mobilité en lançant deux projets concurrents : le Bi-Bop développé en interne, et Itinéris utilisant la norme GSM. Chez Apple, on développait tout à la fois un nouveau système d’exploitation pour les Macs (le projet Pink devenu Taligent), une nouvelle plateforme mobile (Newton), le concept du PowerBook Duo, et une nouvelle gamme de Macs (les PowerMacs basés sur le processeur PowerPC)…
C’est dans ce contexte qu’Apple France et France Télécom se rapprochent pour fusionner deux de leurs produits : d’un côté, le PowerBook, ordinateur portable à succès, et de l’autre côté, le Bi-Bop, téléphone portable dont l’expérimentation venait de débuter à Strasbourg. Clin d’œil de l’histoire, le PowerBook et le Bi-Bop étaient apparus au même moment, au mois d’octobre 1991. Il faut ici expliquer un peu à nos jeunes lecteurs ce qu’était le Bi-Bop : une révolution, rien de moins. À l’époque, pour téléphoner, on n’avait guère le choix qu’entre rentrer chez soi ou introduire quelques pièces (ou une télécarte, apparue en 1984) dans une cabine téléphonique. Quand débuta l’expérimentation du Bi-Bop à Strasbourg, c’est donc sous l’œil des caméras du monde entier que les 2000 premiers utilisateurs composèrent les numéros (à 8 chiffres) de leurs correspondants. Oui, comme ça, dans la rue, grâce à 270 relais implantés dans les quartiers les plus fréquentés (notamment le centre-ville de Strasbourg et son aéroport), dont la portée pouvait atteindre 200 à 300 mètres, et repérés sur le mobilier urbain par une signalétique à trois bandes, bleu-blanc-vert. Il fallait prendre garde de ne pas trop s’éloigner du relai : aucune fonction de transfert intercellulaire (ou handover en version originale) n’étant prévue, la communication coupait faute de pouvoir basculer sur une autre antenne plus proche.
Quant à la possibilité de recevoir un appel sur son téléphone Bi-Bop, France Télécom l’avait réservée aux abonnés payants de l’option « Bi-Bop Réponse », attendue pour septembre 1993 : il fallait alors se signaler près d’une borne, puis attendre patiemment l’appel sans perdre la liaison (ce qui n’était pas évident faute d’indicateur de qualité du signal). Il faut dire que France Télécom avait bien ramé pour implémenter cette fonction : la plupart des opérateurs ayant déployé des réseaux équivalents n’ont jamais activé de fonction de réception d’appel (Rabbit en Grande-Bretagne, Kermit aux Pays-Bas, ou encore Pointer en Finlande).
France Télécom avait même poussé le souci du détail jusqu’à proposer une « borne domestique » à installer chez soi ou au bureau, pour servir de relai entre le téléphone portable et le réseau téléphonique traditionnel, les communications étant alors facturées au même prix que depuis un téléphone fixe.
L’expérimentation du Bi-Bop débuta donc le 1er octobre 1991 à Strasbourg et dura plus d’un an puisque la commercialisation du téléphone auprès du grand public n’intervint finalement que le 25 janvier 1993, pour la modique somme de 1.890 francs (que l’on pourrait traduire par environ 300 euros, ou un tiers de SMIC à l’époque). Le coût des communications n’était pas prohibitif, puisque l’abonnement mensuel ne s’élevait qu’à 54,50 francs, et chaque minute n’était majorée que de 83 centimes par rapport aux communications de téléphonie fixe. Oui, jeune lecteur : à l’époque, on payait les appels téléphoniques à la minute… Dès l’été 1992, après quelques mois de test, la presse se fit plus critique, regrettant notamment la mauvaise qualité des communications, qui obligeait à téléphoner sans bouger pour éviter les coupures. L’autonomie fut critiquée également, et France Télécom dût remplacer les batteries des 2000 modèles de test par une nouvelle version. Trente bornes furent également ajoutées à Strasbourg, dans des rues plus calmes que les grandes artères, afin de permettre aux utilisateurs de passer des appels plus discrètement, sans devoir hurler pour couvrir les bruits de la circulation.
Pour les mêmes raisons, les Parisiens attendirent plus longtemps que prévu, puisque la commercialisation du Bi-Bop, initialement prévue à l’automne 1992, n’intervint qu’au mois de mai 1993 dans la capitale, après la pose des 3.000 premières antennes-relais, au lieu de 1500 prévues initialement. Au même moment, les Anglais abandonnaient l’expérimentation de leur réseau Rabbit basé sur la même technologie…
Mais revenons-en au PowerBop, maintenant que le contexte est clair. De son origine, on ne sait pas grand-chose. D’après le site Macinpomme, le projet fut lancé en 1992. C’est pas le biais d’une question de la sénatrice Paulette Fost, que l’on en apprend un peu plus sur la genèse du projet. A cette parlementaire qui s’inquiètait de l’avance technologique dont cette alliance faisait bénéficier Apple, le ministre de l’industrie répondit en juillet 1993 que c’était Apple qui avait eu l’initiative d’interroger France Télécom sur les modalités de connexion au réseau Bi-Bop, et qui avait ensuite développé, à ses frais, les technologies nécessaires à la connexion. Les mêmes spécifications étant disponibles pour toute autre société, le ministre se réjouissait que des sociétés françaises « aient le même type de démarche ». Aux dernières nouvelles cependant, Bull n’aurait pas terminé la mise au point de son prototype 😉
Le PowerBop étant basé sur les pièces d’un PowerBook 180, c’est tout naturellement dans l’usine irlandaise de Cork qu’il était fabriqué. C’est bien ce qui est indiqué sur l’étiquette située sous la machine, qui porte la seule mention de « PowerBop », puisque l’écran a conservé sa sérigraphie « PowerBook 180 ». Plus précisément, Macinpomme précise que les PowerBooks 180 standards étaient envoyés dans une filiale de France Télécom dénommée TSSVA, où le module Bi-Bop était ajouté.
A l’intérieur du PowerBop, on retrouvait la quasi-totalité des éléments habituels du PowerBook 180 : bien sûr, un processeur Motorola 68030 cadencé à 33 Mhz et son co-processeur 68882, ainsi que 4 Mo de mémoire vive extensible à 14 par le biais d’un module optionnel. L’écran à matrice active était un écran 9.8 pouces affichant 16 niveaux de gris en 640 x 400. Le disque dur était le même, un SCSI de 80 Mo. En revanche, ce qui faisait toute la différence, c’est ce boîtier métallique qui venait remplacer le lecteur de disquettes interne.
Dans ce boîtier, Apple avait intégré sa carte modem 14.4 kbit/s habituelle et un modem CT2 développé par Motorola. Le CT2, comme chacun le sait, signifie « Cordless Telephone second generation » : c’est une norme de téléphonie sans fil, que l’on considère comme précurseur de la norme « DECT » qui s’est imposée pour les téléphones sans fil dans le monde de l’entreprise. On parle bien, à la base, d’une norme de téléphonie sans fil, et non de téléphonie portable ou mobile. Car c’est tout le paradoxe de la commercialisation du Bi-Bop : avoir voulu étendre à la voie publique une norme prévue pour l’entreprise, plutôt que d’attendre le déploiement de la technologie GSM, bien plus adaptée aux déplacements à l’échelle urbaine.
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer l’amateurisme avec lequel ce boîtier semble conçu. Bien sûr, la carte modem 14.4 d’Apple, commune à tous les PowerBooks, n’est déjà pas un modèle de conception, avec son fil scotché sur la carte, qui vient connecter la patte d’une puce à celle d’une résistance. Mais la carte supplémentaire qu’Apple a ajoutée pour permettre l’utilisation de la prise modem située à l’arrière du PowerBop, comme sur n’importe quel PowerBook, est digne d’un cours de technologie, niveau collège. Sur une plaque d’un vert très « cheap », ses circuits ont visiblement été soudés à la main, et les contours de la carte ne sont pas découpés de manière régulière.
A l’extérieur, la marque de fabrique du PowerBop, c’est cette minuscule antenne escamotable et son petit logement. L’antenne elle-même est démontable, simplement en la tirant hors de son logement (on trouve ainsi des exemplaires du PowerBop dont l’antenne a été perdue). Spécialement conçu pour le PowerBop, le petit logement est moulé dans un plastique identique au reste du PowerBook, ce qui est tout de même un comble de raffinement que peu de marques se seraient autorisé. Il protège parfaitement l’antenne en faisant saillie sur le côté de la machine. Sur sa partie inférieure, il épouse la forme concave héritée du lecteur de disquettes.
A côté de l’antenne, se cache donc une prise permettant de connecter un lecteur de disquettes externe. C’est la même prise et le même lecteur que ce que connaissent déjà les possesseurs de PowerBook Duo (avec leur connecteur 20-pin de forme carrée). Le boîtier-modem du PowerBop est d’ailleurs directement branché sur le connecteur habituel du lecteur de disquette sur la carte-mère, simplement pour déporter vers cette prise la connexion qui est habituellement interne sur ce modèle.
Le logement de l’antenne et le port pour le lecteur de disquettes extérieur occupent exactement la largeur réservée habituellement au clapet du lecteur de disquettes interne. Il a donc suffi d’un peu de découpage supplémentaire du boîtier plastique du PowerBook 180 pour ajouter à la fois l’antenne et la prise. On n’ose imaginer que cette découpe ait été réalisée à la main…
Côté logiciel, le PowerBop était fourni avec deux disquettes et une petite notice spécifique, permettant d’installer deux tableaux de bord supplémentaires : Express CT2 et Radio CT2. Le premier permettait d’activer le modem connecté au module CT2. Le deuxième permettait de procéder aux réglages liés directement à l’abonnement Bi-Bop : connexion à une borne publique ou privée, numéro d’abonné, code confidentiel… Une fois la connexion établie, les logiciels se connectaient au réseau de manière transparente, comme avec n’importe quelle connexion à Internet.
Le PowerBop fut officiellement annoncé en France durant l’été 1993. Pour seulement 2.000 francs de plus que le PowerBook 180 équipé d’un modem « classique » (l’Express Modem, pour ceux qui se souviennent), il était possible de s’offrir le premier portable sans-fil de l’histoire. Son prix oscillait autour de 25.000 francs à son lancement, pour descendre progressivement et atteindre 20.000 francs un an plus tard et 15.000 à la fin 1994. Malgré les espoirs des premiers utilisateurs, il ne fut jamais possible d’utiliser le PowerBop pour téléphoner : seul l’échange de données fut pris en charge, aux alentours de 9.600 bits/s réels.
Aucun chiffre officiel ne fut communiqué quant à la commercialisation de ce modèle. Seuls 650 exemplaires du module CT2 auraient été fabriqués, et il n’est pas certain que tous aient été installés, ni que tous les PowerBops assemblés aient été commercialisés. De plus, la livraison effective des PowerBops fut repoussée à plusieurs reprises dans l’attente de l’agrément officiel de la Direction générale des Postes et Télécommunications, qui n’intervint que durant l’été 1994, soit un an après le déploiement parisien du réseau et l’annonce de la disponibilité du PowerBop ! A cette même époque, Apple avait déjà remplacé le PowerBook 180 par le PowerBook 500 dans son catalogue…
Du côté du Bi-Bop, les choses n’allèrent pas beaucoup mieux. Le succès n’étant pas au rendez-vous, malgré un seuil de rentabilité assez bas (annoncé à 150.000 abonnés mais calculé sur un investissement largement sous-estimé), l’opérateur public baissa d’abord le prix du terminal à 990 francs, puis orienta sa clientèle vers le réseau GSM qui atteignait un stade de développement conséquent. France Télécom éteignit définitivement les bornes Bi-Bop en 1997, et les 46.000 derniers abonnés n’eurent alors d’autre choix que de se convertir au GSM, par exemple chez Itinéris (qui deviendra ensuite Orange).
Si vous levez les yeux à Strasbourg ou Paris, vous pourrez encore repérer, ici ou là, la fameuse signalétique à trois bandes. Mais les relais sont débranchés depuis longtemps… Quant aux PowerBops, on en croise encore parfois, au détour d’un site d’enchères ou de petites annonces. Ouvrez l’œil : il n’est pas rare que la machine soit identifiée par sa seule sérigraphie « PowerBook 180 » par un propriétaire peu averti. Généralement, le nombre de contacts qu’il reçoit alors met la puce à l’oreille du vendeur, et les deux modèles ci-dessous ne se sont bien sûr pas vendus au prix initialement demandé…
On entend parfois parler d’autres PowerBops, basés sur d’autres modèles de PowerBooks, mais il n’en existe aucune trace tangible. L’organisation interne des PowerBooks 160, 165 et 180 étant similaire (ils utilisent notamment la même carte mère et le même lecteur de disquettes), il est fort probable que des tests aient pu être menés sur des prototypes basés sur ces machines. De la même manière, on peut imaginer que devant la faiblesse des ventes, d’autres modèles aient été modifiés par la suite (notamment le PowerBook 180c qui présentait l’avantage de disposer d’un écran en couleurs).
Avant de vous laisser rendre visite au Journal du Lapin de Pierre Dandumont, qui est quand-même le dernier homme sur Terre à avoir connecté un PowerBop à Internet, au prix d’un savant bricolage dont il a le secret, je vous laisse avec le magnifique logo de Macintosh PowerBop, dans la meilleure résolution que vous pourrez trouver sur le web ! Ce logo, directement inspiré de celui du Bi-Bop (qui était sur fond blanc et non vert), apparaissait sur la documentation et l’autocollant fournis avec la machine.