Lisa

Lisa restera dans l’histoire d’Apple comme un symbole de la capacité de la marque à innover, à repérer le potentiel commercial de technologies balbutiantes, et à gâcher le tout par une propension à mener de front différents projets incompatibles. Lisa restera également intimement lié à la personnalité de Steve Jobs, qui avait décidé de lui donner un nom de fille, Claire, puis le nom de sa propre fille, Lisa, avant de vivre sa première mise à l’écart d’un projet d’envergure chez Apple.

En 1978, Steve Jobs et William « Trip » Hawkins, responsable du marketing d’Apple, décident qu’il est temps de lancer une nouvelle génération d’ordinateurs pour remplacer la gamme Apple II. En juillet 1979, le projet Lisa est mis en route sous la direction de Ken Rothmuller. A l’époque, le Lisa n’est rien d’autre qu’une nouvelle machine Apple, destinée au marché des sociétés, et dont le prix estimé tourne autour de 2000 dollars. Comme pour les autres ordinateurs Apple, il est prévu pour le Lisa un écran au phosphore vert, ainsi qu’un clavier et une interface classiques. L’équipe se voit fixer l’objectif de commercialiser l’ordinateur en 1981.

Le nom « Lisa » est le prénom de la première fille de Steve Jobs, née en 1979 dans des circonstances compliquées, l’intéressé refusant de reconnaître sa paternité. Imposé par Steve Jobs, qui reconnaîtra le lien direct avec sa fille bien des années plus tard, ce nom bénéficiera d’une explication officielle ultérieure des communicants d’Apple, qui inventeront l’acronyme « Local Integrated Software Architecture ». En interne, les ingénieurs plaisanteront en faisant de même, avec un acronyme récursif autoréférent : « Lisa : Invented Stupid Acronym », tandis que les commentateurs surenchériront plus tard avec « Let’s Invent Some Acronym »…

En 1979, Ken Rothmuller est écarté au profit de John Couch, un autre cadre débauché chez Hewlett-Packard, qui mènera le projet à son terme avant de quitter Apple. A la même époque, Bill Atkinson, un des ingénieurs du projet Lisa, invite Steve Jobs à visiter le Palo Alto Research Center de Xerox, un centre de recherche créé par la marque, anxieuse de se faire déborder par les concurrents étrangers ou par le « bureau sans papier ». Depuis 1971, des ingénieurs viennent y passer quelques mois ou quelques années, aux frais de la marque, pour y développer de nouvelles idées susceptibles de garantir à la marque de photocopieur son avance technologique. Leurs recherches commencent à faire l’objet de publications scientifiques, et le caractère révolutionnaire de leurs idées est bien connu par les amateurs d’informatique. Bill Atkinson espère prouver à Steve Jobs l’importance de doter le Lisa d’une interface graphique sur fond blanc, remplaçant les traditionnels écrans où le texte s’affiche sur fond noir. Le problème, c’est que Xerox, conscient de l’importance des recherches des informaticiens qu’elle finance, a décidé d’empêcher l’évaporation de ses idées et a restreint les visites… Heureusement, Apple a ce qu’il faut pour ouvrir ce genre de portes : Xerox est autorisée à acquérir 5 % du capital d’Apple pour un million de dollars, avant même son introduction en bourse. Pour Xerox, le bénéfice potentiel est énorme : elle autorise alors le groupe Lisa à faire deux visites au PARC. Jobs y découvre l’Alto, un ordinateur révolutionnaire utilisant une interface graphique dirigée par une souris, que la marque possède depuis plusieurs années sans en avoir saisi le potentiel commercial notamment en raison d’un coût de production totalement prohibitif à l’époque.

John Couch, son équipe et ses Lisas 

Jobs décide alors de réorienter le travail de l’équipe Lisa, et de créer une sorte d’Alto, entièrement repensé. En effet, il serait faux de penser qu’Apple n’a fait que reprendre les idées de Xerox, car une grande partie de l’interface graphique du Lisa a été entièrement créée chez Apple : les menus déroulants, la barre des menus, la souris à un bouton, le copier-coller, ou encore la corbeille, sont issus du travail du groupe Lisa. Là où l’Alto imposait encore des concepts en deux temps (je pointe une icone, puis la fonction de déplacement, puis l’endroit où elle doit être déplacée), Apple veillera à réduire les interactions à un seul geste (je sélectionne le texte en cliquant avec la souris sur le texte). D’ailleurs, les ingénieurs de Xerox ne s’y trompent pas : ils sont une quinzaine à quitter le PARC pour rejoindre Apple, parmi lesquels Larry Tesler et Alan Kay, deux grands noms de l’histoire d’Apple. Ensemble, ils réécriront tout le système du Lisa, sans jamais reprendre une seule ligne de code de l’Alto. Pendant cette phase, s’exprimera notamment le génie de Bill Atkinson, qui écrira les routines de base de l’affichage des formes à l’écran. Il créera ainsi la première routine capable d’afficher en temps réel des rectangles à coins arrondis, du jamais-vu sur un écran d’ordinateur.

En développant le système du Lisa, les équipes d’Apple font preuve d’un génie qui irrigue encore nos ordinateurs, plusieurs décennies plus tard. Une comparaison avec le système Visi On, de l’excellent éditeur VisiCorp, résume les progrès accomplis dans l’interface utilisateur. Alors que la presse comparaît allègrement les deux projets développés concomitamment, il s’avère rapidement que Visi On n’est qu’une suite logicielle fermée, permettant certes l’utilisation de la souris, mais sans véritable système d’exploitation. Les interactions se résument à des fonctions limitées entre les différents logiciels de la suite. A l’inverse, Le Lisa étend l’utilisation de la souris à l’ensemble des interactions avec l’ordinateur, de la gestion des préférences jusqu’à l’utilisation des logiciels, en passant par l’organisation des fichiers et des disques.

Pour le design de la machine, c’est l’équipe de l’Apple Design Guild qui s’y colle. Ce groupe avait été mis en place quand Steve Jobs avait compris l’importance de camoufler l’Apple II dans un innocent boîtier plastique apte à trouver sa place dans les foyers américains. L’Apple Design Guild était placé sous l’autorité de Jerry Manock, qui confia à Bill Dresselhaus la responsabilité du design du Lisa. La durée de développement du Lisa conduira à le commercialiser avec un design entièrement conçu en interne plusieurs années plus tôt, avant même que les premières lignes du design « Snow White » n’aient émergé chez Apple.

En juillet 1982, sous la direction de John Couch, assisté de Wayne Rosing, Bruce Daniels et Larry Tesler, le développement du Lisa est terminé et les équipes commencent à s’attaquer aux bugs qui restent à corriger. Le 19 janvier 1983, pendant l’assemblée des actionnaires, le Lisa est enfin présenté. En raison du temps de développement, des technologies et du matériel utilisé, le prix est fixé à 9.995 dollars, à comparer aux 2.000 prévus lors du lancement du projet…

Entre-temps, Steve Jobs avait été remercié par les dirigeants d’Apple, pressés d’achever le développement du Lisa ralenti par ses exigences, son perfectionnisme, et son management tyrannique. Le Conseil d’Administration l’avait invité à s’intéresser à un petit projet, alors marginal sur le campus Apple : le Macintosh… On sait ce que Steve Jobs fera de ce projet, en réorientant tout son développement vers l’objectif d’en faire un « Petit Lisa ». Il ne se gênera d’ailleurs pas pour le faire savoir, au grand dam de l’équipe chargée du marketing du Lisa…

Le Lisa est équipé d’un processeur 68000 de Motorola cadencé à 5 Mhz, d’un Mo de Ram, de deux lecteurs de disquettes 871 ko de 5 pouces 1/4 (le modèle Twiggy développé par Apple), d’un disque dur externe de 5 Mo hérité de l’Apple III, de trois ports d’extensions internes, d’un clavier détachable et d’un écran affichant en 720 pixels sur 364. De manière anecdotique, on remarquera plus tard que son horloge interne souffrait d’un défaut majeur en raison de sa manière de coder les dates : seule la plage de 1981 à 1995 était supportée, et le Lisa rencontrera son « bug de l’an 2000 » cinq ans avant les autres ordinateurs ! La carte-mère du Lisa était d’une incomparable complexité. Alors qu’Apple avait toujours veillé à intégrer sur une seule carte la totalité de ses composants, les équipes du Lisa avaient planché sur une informatique répartie sur quatre cartes ! La carte-mère, au fond de l’ordinateur, ne supportait que les ports d’extensions, les ports externes, et quatre connecteurs sur lesquels se connectaient verticalement de volumineuses cartes : une à deux cartes mémoire, une carte processeur et une carte d’entrée-sorties. La vision de ces cartes ne rend le travail d’optimisation du Macintosh que plus appréciable !

La carte-mère principale du Lisa. A gauche les trois slots d’extension ; à droite les deux petits connecteurs pour les cartes mémoire et en dessous les connecteurs pour la carte processeur et la carte d’entrée-sortie.

Le Lisa innovait également en ayant intégré le concept de traduction de son interface dès l’origine du développement. Ainsi, des versions françaises, allemandes, italiennes ou encore espagnoles du Lisa furent proposées très rapidement. Les textes étant intégrés dans un fichier de ressources, il était possible de traduire les logiciels sans avoir besoin de les reprogrammer. De plus, le système d’exploitation s’adaptait à la langue du clavier, automatiquement reconnue. Ainsi, le Lisa savait adapter l’affichage des dates, des unités monétaires ou des distances selon le pays de l’utilisateur. Le Lisa restera un modèle dans ce domaine.

Tous les logiciels nécessaires à son utilisation sont fournis avec la machine, puisque celle-ci est incompatible avec tous les ordinateurs existants. Outre le système d’exploitation, qui reprend quelques innovations de l’Apple III (notamment l’enregistrement hiérarchique des fichiers dans des dossiers), on trouve donc sept logiciels composant la suite Lisa Office : LisaWrite, LisaCalc, LisaDraw, LisaGraph, LisaProject, LisaList et LisaTerminal. En parallèle, il est possible de développer des logiciels à l’aide du Lisa Workshop, une interface en ligne de code qui impose un redémarrage.

Disquettes LisaGraph, LisaWrite, LisaProject

Le Lisa disposait d’une vision particulière de la manière de créer des documents. Alors qu’il paraît aujourd’hui logique de lancer un logiciel, puis d’y créer un document, le Lisa inversait l’ordre des choses. L’utilisateur disposait de modèles de documents, qu’il pouvait ouvrir pour en créer de nouveaux. L’idée sera reprise dans le système 7 du Macintosh en 1991, et développée avec le concept d’OpenDoc qui faisait disparaître le concept d’applications au profit de « briques » intégrées au système.

Pour accompagner la sortie de son nouvel ordinateur, Apple prévoit une importante campagne de publicités, que l’humilité n’étouffe pas. Alors que le PC d’IBM remporte un franc succès, dans le sillage de l’Apple II, Apple n’y va pas par quatre chemins : Apple invente l’ordinateur personnel, à nouveau. Puis vient le temps des publicités pédagogiques, pour expliquer au public comment marche cet ordinateur et son nouvel attribut, la « souris ».

Publicité pour le Lisa : if you can find the trash can, you can run a computer.
Si vous pouvez trouver la corbeille, vous pouvez utiliser l’ordinateur

Le Lisa souffre pourtant de nombreux défauts : tout d’abord, il est trop cher. Et Apple n’est pas habituée à vendre des ordinateurs aussi chers : elle est obligée de former de nouveaux commerciaux pour le Lisa… Ensuite, il est trop lent, notamment en raison de son système offrant une mémoire protégée et inaugurant le principe du « multitâche coopératif » permettant à plusieurs logiciels de s’afficher parallèlement à l’écran. Et comme Apple fournit tous les logiciels nécessaires, personne ne souhaite en développer de nouveaux ! De plus, les rumeurs au sujet du Macintosh, le « petit Lisa », commencent à se répandre, et limitent notablement les achats du Lisa… Pour tenter de relancer les ventes, Apple présente en 1983 un nouveau Lisa sans logiciels, au prix de 6.995 dollars, et tente de vendre le Lisa comme plate-forme de développement pour les futurs logiciels Macintosh.

En 1984, au lancement du Macintosh, le Lisa 2 remplace la version précédente, pour un prix de 5000 dollars. Il reprend le design de son aîné, tout en laissant apparaître certaines lignes du design « Snow White » qui se prépare chez Apple, notamment les lignes sur l’avant (certaines dissimulant des ventilations) et l’intégration du logo Apple gravé dans la façade. Deux fois plus rapide que son aîné (et avec moitié moins de mémoire) et équipé d’un seul lecteur de disquettes 3.5 pouces (le modèle Sony déjà utilisé par le Macintosh).

Le Lisa 2 sur Wikipedia 

La mise à jour est offerte aux possesseurs du premier Lisa, sous la forme d’une nouvelle façade, d’un lecteur de disquettes et de nouvelles puces de ROM. Les équipes marketing d’Apple, que la schizophrénie guette alors sérieusement, imaginent une communication commune aux deux plate-formes pourtant incompatibles, sous le nom « Apple 32 SuperMicro », d’abord en interne, puis à destination du public.

Une publicité Apple 32 SuperMicro pour le Macintosh et le Lisa

En janvier 1985, pour tenter de faire survivre encore un moment la gamme, le Lisa 2 avec un disque dur de 10 Mo est doté d’un émulateur capable de faire tourner des logiciels pour Mac sur le Lisa, MacWorks, et renomme le tout Macintosh XL, pour un prix public de 4000 dollars. Le système faisait effectivement tourner le système et les logiciels du Macintosh, mais sur un écran qui n’avait pas les mêmes caractéristiques, conduisant à une image légèrement déformée, étendue dans le sens de la hauteur. Apple proposait un kit de puces permettant de modifier le comportement de l’écran après une intervention d’un technicien agréé, mais l’ordinateur devenait incapable alors d’exécuter le système et les logiciels Lisa.

La boîte du Lisa Macintosh XL Screen Kit

Le marketing du nouveau Macintosh XL était directement lié à celui du Macintosh. Apple avait pris de l’avance en diffusant dès septembre 1984 une version séparée de MacWorks, vendue comme un logiciel pour le Lisa, et incluant MacPaint et MacWrite. La boîte reprenait très exactement le design des boîtes de logiciels pour Mac. Avec la sortie du Macintosh XL, Apple fait même réaliser un logo pour le Lisa, sur le modèle du logo « Picasso » du premier Mac (en réalité, l’inspiration de ce logo vient plutôt de Matisse, mais l’Histoire s’en est souvenue autrement).

Les logos Picasso du Macintosh et du Lisa

Apple n’avait pas anticipé le succès de ce modèle et fera face à de gros problèmes d’approvisionnement, la conduisant à supprimer officiellement Lisa du catalogue en avril 85. Les derniers exemplaires sortiront de l’usine le 15 mai 1985, après un brève carrière ayant permis d’écouler environ 100.000 Lisa. Il faudra six mois à Apple pour finir le développement du Mac Plus, qui remplacera le Macintosh XL comme haut-de-gamme. Apple permettra d’ailleurs aux propriétaires de Macintosh XL d’échanger leur machine contre un Mac Plus équipé d’un disque dur externe HD 20, pour un prix de 1500 dollars (contre 4000 habituellement).

Tout n’était pas tout à fait terminé pour la gamme Lisa : en 1985, Sun Remarketing, un spécialiste de la revente de produits Apple d’occasion, rachètera MacWorks à Apple et développera son successeur MacWorks Plus pour offrir au Lisa la compatibilité avec le Macintosh Plus, sa ROM passée entre-temps de 64 à 128 Ko, son système 6.0.3 et ses disquettes 800k. En 1987, la marque rachète à Apple 5000 Lisa invendus, les équipe de son émulateur, les renomme « Lisa Professional » et les revends ensuite. Dans le même temps, Apple lui confie 2700 autres machines dans l’attente de statuer sur leur sort.

En 1989, Apple demande à Sun d’arrêter la commercialisation du Lisa, et fait détruire et enterrer les 2700 derniers exemplaires dans une décharge de Logan, dans l’Utah (la ville où Sun les avait stockés), pour bénéficier d’une remise d’impôts relative aux produits invendus… 670 mètres cubes de Lisa sont ainsi détruis, rapportant à Apple environ 34% de leur valeur en crédit d’impôt, une somme bien plus intéressante que ce qu’ils auraient rapporté à la vente, compte tenu du coût de la garantie et du maintien des pièces détachées. Contrairement à une croyance répandue, les ordinateurs ne furent pas enterrés complets, mais broyés sous la surveillance d’agents de sécurité dépêchés sur place par Apple. Aucune trace de cet ensevelissement n’existe, la décharge n’étant pas dotée d’archives à l’époque, et l’élimination des ordinateurs n’ayant pas encore fait l’objet de réglementation particulière. 

L’ensevelissement des derniers Lisa en 1989, si l’on en croit le Herald Journal