Au moment même où Apple présentait au monde son Macintosh, une demande récurrente du milieu universitaire se faisait jour : disposer d’un ordinateur « 3M » : un million d’octets de mémoire vive, un million d’instructions par seconde, et un million de pixels à l’écran. Cela tombait bien : Steve Jobs était à l’époque à la tête de la division « Apple 32 SuperMicro » qui regroupait les projets liés au Macintosh et au Lisa (mais pas aux Apple II). Avec Richard Page, un de ses meilleurs ingénieurs, il se lance donc dans le projet « BigMac », pour assurer l’avenir de la plateforme. Ce n’est en réalité qu’un projet parmi d’autres, et c’est d’ailleurs l’un des concurrents internes, « Milwaukee », qui l’emportera et deviendra le Macintosh II que l’on connaît.
Alors que « Milwaukee » cherchait surtout à assurer au Macintosh un avenir plus ouvert (avec des cartes d’extensions et des écrans interchangeables), le « BigMac » était plus proche du projet original du Macintosh : une machine constituée d’une seule carte, et sans possibilité d’extension.
Le BigMac introduisait un nouveau type de bus : le Front Desk Bus, capable de recevoir jusqu’à 6 périphériques. Cette idée ne fut pas abandonnée, puisqu’elle fut transformée en ADB (Apple Desktop Bus), le mode de branchement du clavier et de la souris jusqu’en 1999. Le circuit vidéo du BigMac était révolutionnaire et corrigeait l’un des défauts du Macintosh. En effet, celui-ci utilisait une partie de la mémoire vive comme mémoire vidéo. Or le processeur ne pouvait pas accéder à la mémoire vive en même temps que le circuit vidéo, ce qui provoquait des ralentissements de 10 à 20 % des performances de l’ordinateur. Le BigMac, de son côté, utilisait une mémoire vidéo séparée de la mémoire vive. Ainsi, le processeur (un 68020 de Motorola) pouvait envoyer des informations à la mémoire vive sans être interrompu par la carte graphique. Le processeur 68020 de Motorola était un monstre de puissance à l’époque, capable de gérer l’adressage mémoire sur 32 bits, lui permettant l’accès théorique à 4 Go de mémoire vive, une valeur totalement irréaliste à l’époque, qu’Apple réduira au niveau logiciel à 24 bits, soit 16 Mo. Ce processeur devait être secondé par un coprocesseur 68881. L’écran lui-même était très supérieur à celui du Mac : les projets prévoyaient un écran de 17 ou 19 pouces, affichant 1280 pixels sur 800, soit quatre fois plus que le Mac. A cause de cela, il aurait fallu dépenser plus de 1000 dollars pour l’écran seul ! Le reste de la machine ne devait pas coûter beaucoup plus cher qu’un ordinateur habituel.
Une autre nouveauté était particulièrement révolutionnaire puisqu’il faudra attendre 1998 et l’iMac pour la voir mise en œuvre : la ROM qui contenait sur le Macintosh toute la « mécanique » de l’ordinateur, était remplacée dans le « BigMac » par une simple ROM de 32 Ko, capable de lire sur le disque dur le reste des informations, puis de les charger en mémoire vive. Ainsi, il était beaucoup plus facile de mettre à jour les bases de l’ordinateur et de corriger les bugs. Du côté des branchements, la machine était très richement équipée : un port vidéo, deux ports série, deux ports SCSI, deux ports pour lecteurs de disquettes, et 3 connecteurs de type FDB.
Tout en se voulant compatible avec les logiciels du Macintosh, le « BigMac » devait embarquer un système UNIX, déjà réputé à l’époque pour ses capacités de communication et la puissance de son multitâche. Apple avait acheté auprès d’Unisoft une coûteuse licence Unix qui ne sera jamais exploitée puisque le projet ne sera pas mené à terme. Néanmoins, il est intéressant de remarquer les similitudes profondes entre ce projet et ce qui deviendra, plus tard, Rhapsody et Mac OS X : un noyau UNIX auquel on greffe les Interfaces de Programmation (API) du Macintosh pour permettre d’y exécuter ses applications. Et le tout, moins d’un an après le lancement du Macintosh : les faiblesses de celui-ci étaient donc connues dès son lancement ! Entre ce projet avorté et Mac OS X, Apple lancera son propre système Unix, dénommé A/UX, compatible avec une poignée de Macs parmi lesquels le Macintosh II.
Finalement, le projet « BigMac » sera abandonné au départ de Steve Jobs, remplacé par Jean-Louis Gassée. Les développements nécessaires n’ayant pas été effectués, les prototypes de BigMac souffrent de plusieurs défauts : il est impossible de taper des combinaisons de touche (Pomme-C, Pomme-V…), AppleShare ne marche pas, MacsBug est incomplet, le gestionnaire SCSI en est resté à une version de développement, un seul des deux ports série est fonctionnel, le son n’est pas géré, et le démarrage doit se faire « à la main », en effectuant plusieurs manipulations… Seuls 6 prototypes du « BigMac » furent conçus.
Pendant que les ingénieurs travaillaient d’arrache-pied sur ce projet, la toute nouvelle équipe de l’Apple Industrial Design Group, où Hartmut Esslinger (de Frog Design) vient de rejoindre Jerry Manock (designer du premier Mac), commence à travailler sur l’aspect extérieur de la machine. Pleine d’optimisme, l’équipe imagine une machine extrêmement compacte, organisée autour de l’écran 15 pouces alors orienté en mode portrait. On y trouve déjà les futures lignes du design connu sous le nom de « Snow White » qui irriguera Apple durant 10 ans à partir du lancement de l’Apple IIc en 1984.
Le projet BigMac est également le précurseur de la station de travail NeXT Cube, où Rich Page suivra Steve Jobs à son départ en septembre 1985. C’est en effet en s’appuyant sur les spécifications « 3M » et sur un système UNIX que NeXT commercialisera son premier ordinateur en octobre 1988. Son écran 1120 x 832 approchera le million de pixels, mais son processeur 68030 n’atteindra finalement qu’environ 300.000 instructions par secondes… NeXT atteindra le mégaflop (un million d’instruction par secondes) avec un modèle de 1990, un an avant Apple et son Quadra 900.
Le terme de « Big Mac » sera à nouveau utilisé en 2003, quand l’Université Virginia Tech déboursera un peu plus de cinq millions de dollars pour s’offrir le troisième super-ordinateur le plus puissant au monde. Constitué de 1100 PowerMacs G5 (à double-processeur 2Ghz), il atteignait 10.28 Teraflops, là où les deux champions mondiaux affichaient 36 et 14 Teraflops, mais pour des coûts de 350 et 215 millions de dollars.
Le super-ordinateur était en réalité nommé « System X », avec un X comme 10 (il était le premier ordinateur universitaire à atteindre la puissance de 10 téraflops), mais aussi comme UNIX et Mac OS X. Grâce à la facilité du système d’Apple à travailler en réseau, il faudra moins de trois mois pour concevoir le système, et trois semaines pour l’assembler. Parfois surnommé « Terascale Cluster », le système sera mis à jour dès 2004 pour remplacer les PowerMacs G5 par des Xserve G5 équipés de deux processeurs à 2.3 Ghz (les PowerMac seront revendus d’occasion par le spécialiste MacMall, au prix unitaire de 2799 dollars, permettant de limiter le nouvel investissement à 600.000 dollars). Il atteindra alors 12.25 Téraflops, lui permettant de se maintenir dans le Top 500 des systèmes les plus puissants jusqu’en 2008. Il sera maintenu en ordre de marche jusqu’à son démantèlement en mai 2012.